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Les divines adoratrices d'Amon : 200 ans au cœur du pouvoir thébain

Durant deux siècles, des femmes vont détenir le pouvoir politique et religieux à Louxor et dans l’ensemble de la Haute Égypte. Égales des pharaons, elles vont être l’épouse du dieu Amon. Nous les connaissons sous le titre prestigieux de divines adoratrices d’Amon.

Avertissement : nous ne parlons pas ici des divines adoratrices du Nouvel Empire. 

Par François Tonic, Pharaon Magazine

Au milieu du 8e siècle avant notre ère, avec l’arrivée des rois koushites (les Koushites sont les habitants de Koush, la Nubie des Égyptiens au-delà d’Assouan) et leur conquête de l’Égypte aux alentours de 744 av. J.-C., une institution à Karnak, l’immense temple dédié à Amon, va se renforcer et prendre une place démesurée à Thèbes (l’actuel Louxor) et dans toute la Haute Égypte. Cette institution remplacera même quelques années le grand prêtre d’Amon. Dévolue à des femmes, elles sont les épouses du dieu et divines adoratrices (du dieu Amon).

Qu’est-ce qu’une divine adoratrice d’Amon ?

La divine adoratrice est une femme, en général une fille du pharaon. Ce n’est cependant pas un hasard si le pharaon, loin de Louxor et de la Haute Égypte (la capitale étant à Napata, loin dans le Sud ou au cœur du Delta comme à Tanis ou Saïs) cherche à garder le calme et sous contrôle cette région et surveiller les hauts fonctionnaires comme le maire de Thèbes, un personnage très puissant. Car même si le grand prêtre d’Amon est un proche du roi, voire un prince royal, cela ne garantit pas la bienveillance du clergé de Karnak envers le pharaon. Il s’agit aussi d’une « astuce » royale : la divine adoratrice, le grand prêtre, et les autres puissants fonctionnaires de Haute Égypte se neutralisent mutuellement. Se pose alors la question du réel pouvoir de ces femmes. Malheureusement, les égyptologues ont du mal à cerner l’influence des « vierges consacrées d’Amon » (expression de Jean Yoyotte).

Elle doit être vierge. Elle n’a ni mari humain (elle est l’épouse d’Amon), ni enfants. Une divine adoratrice adopte son successeur, qui devient alors sa fille et lui succédera à sa mort (ou avant selon les circonstances politiques). Elle est le quasi égal du pharaon à Louxor. Elle possède un pouvoir religieux sur le clergé d’Amon (véritable État dans l’État) et politique, car elle est la représente le roi à Louxor et dans la région de Haute Égypte. Elle possède sa propre administration, se fait construire des monuments en son nom. Sur les décors, elle est de même taille que le roi et son nom s’inscrit dans un cartouche. Cela illustre la puissance de ces femmes.

Repères chronologiques

La divine adoratrice d’Amon constitue une véritable institution avec sa « directrice », son administration, son budget, son territoire. Durant deux siècles, elle va rester remarquablement stable malgré les aléas politiques de l’Égypte des 8e- 6e siècles : conquête du pays par les rois de Napata (ceux que l’on appelle les « pharaons noirs ») de la 25e dynastie, l’invasion assyrienne, la chute de la 25e dynastie et la florissante 26e dynastie.

Notre histoire débute à la fin de 23e dynastie avec le pharaon Osorkon III (environ 777-749 av. J.-C.) lorsqu’il nomme sa fille Chepenoupet divine adoratrice d’Amon. Elle porte dès lors le nom de Chepenoupet Ire Merytmout Henoutnéférou. L’arrivée des Nubiens, menés par Piânkhy vers 744 av. J.-C., constitue l’acte de naissance de la 25e dynastie. À Thèbes, les nouveaux maîtres du pays s’appuient sur les institutions en place. Celle de la divine adoratrice d’Amon s’avère cruciale. Chepenoupet Ire, toujours vivante, doit adopter « sa » fille, Amerardis Ire, fille de Kashta, roi de Napata, sœur de Piânkhy. Elle devient la nouvelle adoratrice d’Amon aux alentours de 740 (la date n’est pas certaine). Chepenoupet Ire aurait été forcée à laisser sa place.

Amerardis reste à son poste une quarantaine d’années. Elle adopte « sa » fille et successeur : Chepenoupet II, fille de Piânkhy. Elle prend la place de sa mère adoptive vers 710 av. J.-C. qui ne meurt que 10 ans plus tard. Chepenoupet II adopte une fille de Taharqa, Amerardis II. Mais l’Égypte connaît de nouveaux bouleversements. Les Assyriens envahissent l’Égypte et chassent les Nubiens qui reviennent à plusieurs reprises. Les envahisseurs placent le roi de la ville de Saïs (Delta du Nil) pour contrôler le pays, mais Saïs va profiter de l’affaiblissement assyrien pour sortir l’Égypte de l’empire assyrien.

À Thèbes, la situation est confuse. Chepenoupet II disparaît seulement vers 650 av. J.-C. alors que la 26e dynastie et son roi Psammétique Ier règnent déjà sur le pays. Amerardis II, divine adoratrice nubienne, ne semble pas avoir succédé à sa mère. Psammétique Ier tolère tout de même Chepenoupet II et sa fille, mais Nitocris, sa propre fille, est désignée, ou imposée, comme divine adoratrice d’Amon, avec une adoption forcée par Chepenoupet II. Nitocris, sans doute la plus connue des divines adoratrices, exerce la fonction de 656 à 586 av. J.-C., mais le jeune âge oblige sans doute Psammétique Ier à laisser en place les divines adoratrices nubiennes.

Nitocris adopte Ankhnesneferibrê, fille de Psammétique II. Elle exercera la fonction de divine adoratrice dès 595 av. J.-C., et ce, jusqu’à l’invasion de l’Égypte par les armées perses en 525 qui écrasent l’armée égyptienne de Psammétique III à la ville de Péluse (Nord Sinaï).  Ankhnesneferibrê adopte Nitocris II, la fille du roi usurpateur, Amasis, le vigoureux souverain qui préserva l’Égypte des Perses pendant quelques années. Elle devient grand prêtre d’Amon (sic !) en 569 av. J.-C. Mais Ankhnesneferibrê demeure la divine adoratrice officielle et l’institution meurt avec elle peu après l’invasion perse. Les Perses suppriment cette tradition égyptienne, en contradiction avec la conception du pouvoir de leur empire.

Le rôle réel des divines adoratrices

Cette institution est singulière dans l’Égypte ancienne et encore plus dans ces siècles de chaos, de guerres et rivalités politiques. Le rôle religieux de la divine adoratrice ne fait aucun doute. Dans sa récente étude, Mariam F. Ayad (God’s wife, god’s servant) dresse une liste des actes divins qu’elle doit faire grâce aux nombreux décors de chapelles et de temples à Médinet Habou et Karnak.

Le divertissement du dieu Amon est une des missions de l’adoratrice. Elle agite les sistres (instrument de musique lié à la déesse Hathor) et le collier menat (symbole de la déesse Hathor). Ce divertissement possède aussi une forte connotation sexuelle, car le sistre et le menat sont deux objets liés à la sexualité. Les adoratrices sont aussi des prêtresses. Elles pratiquent les rites journaliers au temple et participent activement aux grandes fêtes de Thèbes. Elles consacrent les offrandes faites à Amon. Elles purifient le dieu, lui offrent des boissons (vin, eau), font brûler de l’encens.

Détail important et exceptionnel : la divine adoratrice agit souvent seule, sans la présence du roi. Cela prouve la place et le pouvoir exceptionnel de ces femmes. De temps en temps, elles agissent avec le roi pour des rituels, des fêtes. Mais là encore, il faut signaler qu’elles sont les égales du pharaon.

La divine adoratrice : divine protectrice d’Osiris ?

Un monument insolite passe inaperçu à Karnak, tout près du lac sacré, le monument du lac, aussi appelé l’édifice de Taharqa. Sur un des linteaux du temple, un curieux décor : une femme tient un arc (à gauche), un roi se montre menaçant (à droite), au centre, une sorte de butte, plantée d’un arbre. Il s’agit de la représentation de la tombe du dieu Osiris. La femme est identifiée comme une divine adoratrice d’Amon, malheureusement anonyme. Ici, il est clair que l’adoratrice devient l’égale du roi dans le rôle de protecteur du tombeau d’Osiris.

Autre scène importante dans le même monument (1), le rituel de l’élévation des quatre dieux (Dedoun, Soped, Sobek et Horus). Ces dieux représentent les points cardinaux : le Sud avec Dedoun (Nubie), l’Est avec Soped (Asie), l’Ouest avec Sobek (Libye) et enfin le « Nord » avec Horus (Égypte). Les statues des dieux sont placées sur des pavois et hissées sur les épaules de prêtres. L’un d’entre eux est une divine adoratrice. Symboliquement, c’est la soumission du monde au dieu Amon et au pharaon.

Des privilèges royaux pour les adoratrices !

Le caractère exceptionnel des adoratrices d’Amon se confirme avec des décors, des éléments (parures, objets, rites) normalement réservés aux seuls pharaons. Tout d’abord, l’adoratrice a son nom inscrit dans un cartouche comme le roi et les grandes épouses royales. Elle porte au front l’uraeus, serpent de la royauté et est parfois représentée avec le sceptre souple des reines (l’adoratrice n’a en aucun cas le statut de reine d’Égypte).

Encore plus exceptionnel, elle peut célébrer un jubilé royal (le hed-sed) qui se déroule normalement après 30 ans de règne du roi. Les vestiges d’un décor, découverts à Karnak il y a 60 ans, sembleraient prouver qu’un jubilé fut célébré pour une divine adoratrice (seule Chepenoupet II est nommément citée), mais la rareté des textes et décors ne permet pas de trancher définitivement la question. Cependant, plusieurs décors, particulièrement dans la chapelle d’Osiris Heqadjet à Karnak et à Médinet Habou, prouvent que les divines adoratrices reçoivent des dieux les millions d’années de vie et de règne, comme un pharaon ! Et les dieux donnent la vie à nos adoratrices en plaçant la croix ankh (la fameuse croix de vie) sous leur nez !

Tous ces symboles royaux ne font que confirmer toute l’importance de ces femmes à Louxor et en Haute Égypte : fille du pharaon, épouse du dieu (Amon), égale du roi. Et ce n’est pas fini !

Qui dirige la Haute Égypte, Thèbes et le puissant clergé d’Amon ?

Nous évoquions au début de cet article le rôle des vierges d’Amon. Il nous faut aller plus loin et tenter de comprendre leur place dans l’échiquier politique particulièrement chaotique et changeant des deux siècles qui nous intéressent.

La Haute Égypte et la région de Thèbes sont sous contrôle de trois personnages : le maire de Thèbes, le grand prêtre d’Amon et la divine adoratrice. Durant la 25e dynastie, le maire de Thèbes devient extrêmement puissant et garantit aux rois nubiens une stabilité de la région. Lorsque Psammétique Ier (premier pharaon de la 26e dynastie) chasse les Nubiens et les Assyriens, le nouveau roi laisse en place les fonctionnaires fidèles aux pharaons noirs. Pragmatisme politique.

Le poste de grand prêtre d’Amon connaît deux longues périodes sans pontife : 754-704 et 644-595. Cette situation atypique pose problème : un grand prêtre a-t-il été nommé durant ces longues périodes et nous aurions perdu son nom, ou alors, aucun grand prêtre n’était en poste ?

Entre 704 et 644, un fils et un petit-fils du roi nubien Shabaka occupèrent le poste. Puis l’arrivée des rois de la 26e dynastie a sans doute bouleversé la situation, car même le poste de 1er prophète d’Amon (une fonction incontournable dans le clergé de Karnak) connut des vides inexplicables après 664. Les divines adoratrices étaient donc sans doute les personnes les plus importantes à Karnak et avec une continuité dans le temps. Pour la première fois de l’histoire du temple d’Amon, une femme devient grand prêtre d’Amon en 595 en la personne de Ankhnesneferibrê. Nitocris (deuxième du nom) prit sa succession vers 560 av. J.-C. au même poste !

Les raisons de cette nomination nous échappent totalement. Était-ce là un moyen supplémentaire de contrôler Thèbes et Karnak ? Est-ce là une expression d’un changement politique de la part des pharaons envers le clergé d’Amon ? Mais surtout, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, pour le pharaon, la présence de l’adoratrice est rassurante et ne constitue pas un candidat au trône. Or, depuis la fin du Nouvel Empire, vers 1070, le grand prêtre a acquis un pouvoir démesuré faisant de ce prêtre un quasi égal du roi en Haute Égypte. Et l’étendue des pouvoirs religieux des vierges d’Amon démontre la volonté du pharaon à réduire l’influence du grand prêtre. Peut-être serait-il possible d’expliquer ainsi l’absence de grand prêtre d’Amon.

Une longue vie

En moyenne, une divine adoratrice reste en poste de 30 à 40 ans. Parfois l’adoption de la fille du roi se fait très jeune. Nous ne connaissons pas grand-chose de leur vie. Elles habitaient sans doute à Karnak ou tout près. Elles disposaient d’une administration avec une pléthore de fonctionnaires.

Nous connaissons plusieurs personnages proches de divines adoratrices dont les tombes se situent à l’Assassif, au pied de Deir el-Bahari à Louxor : Pabasa (chambellan de Nitocris), Anchor (intendant de Nitocris), Ibi (intendant de Nitocris), Harwa (régisseur d’une divine adoratrice). Harwa fut un des plus puissants personnages de la 26e dynastie et n’hésita pas à usurper des symboles et prérogatives royaux.

Durant deux siècles, des femmes vont détenir un incroyable pouvoir religieux et politique. Les Perses mettent un terme à cette institution si particulière et éloignée de leur conception du pouvoir. Il nous reste encore bien des choses à découvrir et à comprendre sur ces vierges qui ont donné leur vie au dieu Amon, mais sans doute n’avaient-elles pas le choix de refuser.

Bibliographie

Mariam F. Ayad, God’s wife, god’s servant, Routledge, 2009.

Jean Yoyotte, Les vierges consacrées d’Amon thébain, comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, 1961, p43-52.

K. A. Kitchen, The third intermediate period in Egypt, Aris & Philips, 1996 (nouvelle édition).

1) Une présentation très complète du monument : http://www.karacooney.com/articles/kara-cooney-edifice-of-taharqa.pdf

 

 

 

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